La limace
Je hais les limaces!
Et ce n'est pas seulement parce qu'elles s'attaquent à mes salades et transforment toute feuille en dentelle. Je dois à ce stupide animal le plus gros bide de ma courte carrière d'instituteur.
C'était peu après la révolution (celle de 68). L'éducation nationale m'avait confié, bien imprudemment, une classe de CP dans un bourg voisin. J'étais donc chargé de transformer une vingtaine de petits paysans analphabètes en citoyens capables de lire leur bulletin de vote et éventuellement d'écrire une lettre de réclamation au cas où les promesses n'auraient pas été tenues. Enfin, ça c'est la théorie. Dans la pratique il suffisait de les initier aux joies de l'orthographe française avec toutes les exceptions qui confirment la règle et tous les mots qui ne s'écrivent pas comme ils se prononcent. Le seul problème, c'est que chez eux on parlait breton et que leur vocabulaire en français était des plus limité. Il y en avait même un qui ne connaissait pas un mot de la langue de Molière. Quand je le croise aujourd'hui sur la route, je me dis qu'Il ne s'en est pas trop mal tiré si j'en juge par la taille de son tracteur. Je me décerne un bon point. Mais quand je pense qu'il arrive bientôt à la retraite ça me fait un coup au moral.
Il n'y avait que deux ou trois filles dans la classe, et aucune de la campagne. L'explication était simple: dans la commune il y avait une école privée catholique où les religieuses n'admettaient autrefois que des filles. Dans la même famille les filles allaient chez les bonnes soeurs et les garçons par la force des choses à "l'école du diable". Mais avec la révolution (de 68) les deux écoles étaient devenues mixtes et en plus il n'y avait plus de bonnes soeurs depuis quelques années. Que croyez-vous qu'il arriva? Rien ne changea. L'évènement marquant de l'année 68 fut la mévente des pommes de terre primeurs.
Mais la limace dans tout ça me direz-vous? J'y viens.
Nous étions au deuxième trimestre. C'est la saison des sons compliqués. Vous savez qu'en français la lettre C peut se prononcer K ou S. Mais S peut aussi se prononcer Z. C'est pour cela qu'en breton on ne laisse jamais le c tout seul, il fait trop de bêtises le petit c. Alors on met un h pour le surveiller comme dans Fañch, mais ça les français ne peuvent pas comprendre et c'est pour ça que c'est interdit.
Donc, j'étais chargé d'expliquer que si C peut se prononcer K comme dans caca, (voilà au moins un exemple facile, à la portée des enfants) parfois il lui prend la fantaisie de se déguiser en S comme dans limaCE.
Vu du ministère, à Paris, ça a l'air facile. Et moi non plus, je n'y avait pas vu malice. Mais quand j'ai montré le dessin, tout droit sorti de la méthode de lecture semi-globale à la mode, et ma foi fort réaliste (le dessin, pas la méthode), toute la classe comme un seul homme s'est écriée: une LOCHE!
Et allez faire croire à des gosses qui passent leur temps à écraser des loches sous leurs sabots que cet animal si commun est une limace! Impossible! Et pourquoi pas un zèbre tant qu'on y est? C'est tout juste s'ils ne doutaient pas de la santé mentale du maître. J'aurais pourtant dû voir le piège. Bien sûr je savais parler le langage courant. Mais la trop longue fréquentation de l'école m'avait fait perdre le sens du réel. Dans la vie de tous les jours je disais une loche, tout comme eux. Mais dans la classe, dans ce monde si supérieur je me sentais l'obligation d'utiliser les mots du programme et je pensais bêtement qu'ils leurs étaient familiers.
J'aurais pu changer d'exemple, choisir par exemple: la guerre de sécession a cessé c'est sûr. Mais j'ai préféré tourner la page et passer à autre chose. Et peut-être que par ma faute, il y a dans un coin du Finistère des gens presque à l'âge de la retraite qui écrivent limasse avec 2 S, comme dans CRS au temps des barricades.