Le tour de France dans mon jardin
Cette année le tour de France s'élance au départ de Brest et l'équipe des motards reporters a choisi comme base arrière l'auberge de Keringar. Je suis donc au premières loges pour voir passer les motards faute de voir passer les coureurs. Mais déception! Les motos sont enfermées dans deux énormes camions.
Tant pis! Le tour de France, je l'ai déjà vu une fois. C'était il y a presque un demi-siècle. Je n'étais pas plus passionné de cyclisme qu'aujourd'hui, mais l'occasion était trop belle pour les jeunes agriculteurs d'aller manifester. On était en pleine crise du porc. On n'arrivait pas à vendre nos cochons, qui étaient pourtant bien meilleurs qu'aujourd'hui. Rien à faire, ni Israël, ni l'Arabie Saoudite n'en voulaient. Alors pour se rappeler au président de l'époque, (était-ce Pompidou ou Giscard?) nous avions imaginé de perturber ce grand moment d'unité nationale qu'est le tour de France.
Préalable à l'opération: rassembler une dizaine de porcelet. Tout le monde était d'accord sur le principe, mais à condition que ce soit ceux des autres. Vendre à perte c'est une chose, donner pour rien ce n'est pas dans la mentalité paysanne. Pour finir on a fini par les récupérer nos cochons, mais évidemment pas les plus beaux. C'était ce qu'on appelle en breton des "bidourig", les culots de portée, les plus faibles, les plus rachitiques, les souffre-douleur de leurs congénères, ceux que leurs frères et sœurs repoussent brutalement à l'heure de la tétée. Pour avoir beaucoup fréquenté les cochons, je peux vous dire que c'est l'animal qui ressemble le plus à l'homme. Il a à peu près les mêmes comportements, que ce soit sur le plan social, alimentaire ou sexuel. Comme l'homme il est très intelligent. En d'autres occasions les féministes m'auraient reproché d'utiliser pour parler du genre humain (et encore genre est un nom masculin) un substantif genré, mais cette fois elles me pardonneront de ne pas les comparer à des truies.
Donc nos dix petits cochons (ou peut-être devrait-on dire: " Ils était dix") ont pris le chemin des Monts d'Arrée trois jours avant la course pour éviter les contrôles routiers et nous ont attendus patiemment dans une ferme qui se trouvait juste sur le parcours que devait emprunter la caravane du tour. Le jour dit, nous étions une cinquantaine, bien décidés à empêcher le tour de tourner. A l'époque il n'y avait pas de téléphones portables, donc pas de guetteurs, et il était bien difficile d'estimer l'heure de passage des coureurs. C'est en voyant la voiture de reconnaissance que nous avons lâché nos cochonnets. Pour les retenir au milieu de la route, nous avions déversé des seaux de farine sur le bitume. La maréchaussée comme la cavalerie arrive (presque) toujours à temps. Une estafette, à moins que ce soit un fourgon citroën, en tout cas c'était bleu, a freiné brusquement et une escouade de pandores s'est affairée à dégager la route. Malheureusement chaque fois qu'un goret était repoussé sur le bas-côté, il revenait en courant pour lécher la farine répandue sur l'asphalte. Nous commencions à être inquiets: ces imbéciles allaient-ils se décider à avertir le peloton et à arrêter la course avant qu'il y ait un accident? Parce qu'a jouer à "tirez-lui la queue, il pondra des œufs", ils n'étaient pas sûrs de gagner.
Et bien pas du tout. Les renforts sont arrivés et des dizaines de gendarmes nous ont repoussé vigoureusement avec nos panneaux et nos banderoles. A l'époque, il n'y avait pas encore de violences policières. On ne tapait pas sur les flics qui étaient tous des fils de paysans comme nous. Quand on était en minorité, on obtempérait. Mais nos porcelets ont tous été arrêtés. On ne leur a pas mis les menottes, mais ils ont été tenus fermement dans les bras de leurs ravisseurs, hurlant et gesticulant. Et la caravane est passée, faisant aboyer tous les chiens des alentours. Et puis les coureurs. Allez Poulidor ! Ils allaient trop vite, on n'en a reconnu aucun. Et puis encore la caravane avec tous les véhicules bizarres qui en font le charme et qui klaxonnent si joliment et tous ces noms de marque si poétiques qui nous font rêver : Cochonou, Olida... Nos cochons en couinaient de plus belle. On dit souvent hurler comme un cochon qu'on égorge, mais ce n'est pas vrai. Un cochon crie AVANT qu'on l'égorge. Une fois assommé, il ne dit plus rien. Par contre il crie aussi quand on lui tire la queue, quand on le contrarie, quand il a faim, exactement comme un humain normal.
Quand la voiture balai est passée, tous les chasseurs de gorets ont lâché leur gibier et se sont engouffrés dans leurs fourgons bleus pour s'empresser de reprendre leur place dans la caravane. Les journalistes qui suivaient le tour n'ont absolument rien remarqué. Aucun n'a été frappé par le spectacle de ces drôles de gendarmes qui acclamaient les coureurs avec un cochon dans les bras. Sans doute la mascotte de la brigade? Ces indigènes sont si bizarres. Et le soir à la télé, pas un mot de notre aventure. Le flop total! Il nous a fallu attendre quelques années pour prendre notre revanche en pendant un cochon mort sur les pales de l'hélicoptère de Giscard. Mais c'est une autre histoire.
Et dans tout ça que sont devenus nos cochons? Et bien, nous n'en avons retrouvé que trois. Les autres n'ont sans doute pas été perdus pour tout le monde. Certains spectateurs se sont éclipsés un peu rapidement. Peut-être ont-ils adopté un nouvel animal de compagnie? Je ne sais pas, je n'ai pas été fouiller dans leur congélateur. Les trois survivants sont restés dans la ferme où ils avaient été cachés. Ils ont été les héros de la fête de quartier...à la broche.
Quand je repense à cette aventure, je me dis que beaucoup de ceux qui y ont participé sont six pieds sous terre, le monde a complètement changé et pourtant la terre continue de tourner et le tour de France aussi tourne en rond.